Intelligence Artificielle: Sommes-nous condamnés à devenir plus bêtes ?

L’intelligence artificielle est-elle un outil qui nous libère (au même titre que la laveuse-sécheuse) ou une béquille qui atrophie notre cerveau ? Plus largement, l’humanité évolue-t-elle vers une forme de pensée affaiblie, endormie par la facilité technologique et l’abondance d’informations prémâchées ?

Cette question, qui pourrait sembler purement intellectuelle, touche en réalité au cœur de notre rapport au monde : avons-nous encore besoin de penser, ou est-ce qu’on choisit d’être spectateur de ce qui se passe autour de nous ?


L’IA et la tentation de la facilité

L’histoire nous montre que l’être humain cherche naturellement à économiser son énergie mentale. Comme le souligne Yuval Noah Harari dans Nexus, le cerveau est l’un des organes les plus gourmands en énergie¹, et l’évolution nous a poussés à optimiser son utilisation en déléguant certaines tâches à notre environnement (oui, notre paresse intellectuelle est le résultat de notre évolution). L’écriture nous a libérés du besoin de tout mémoriser, l’imprimerie a facilité la diffusion du savoir, et Internet a rendu l’information accessible en quelques clics. L’IA ne fait que poursuivre cette logique en nous offrant des réponses instantanées et en structurant notre pensée à notre place.

Mais cette délégation cognitive ne concerne pas que la technologie : nous externalisons aussi notre réflexion aux décrypteurs, experts et analystes qui pensent à notre place, nous dictant quoi comprendre et comment l’interpréter. Jusqu’où peut-on externaliser notre réflexion avant de perdre notre capacité à penser par nous-mêmes ? (Certains diront que c’est déjà trop tard. Je leur répondrais : voulez-vous contribuer à la solution ou juste être un simple spectateur ou Gérant d‘Estrade ?)

À force de déléguer notre réflexion, on perd l’habitude de penser par nous-mêmes. On ne fait plus l’effort d’analyser, de douter ou de construire nos propres raisonnements. Pire encore, ce ne sont plus seulement nos efforts qui diminuent, mais aussi notre liberté de choisir. Depuis des décennies, le marketing et les médias façonnent nos désirs et nos opinions², et aujourd’hui, les algorithmes poussent cette logique encore plus loin. Ils filtrent ce que nous voyons, renforcent nos biais et nous enferment dans des bulles où l’on n’est plus vraiment confronté à d’autres idées. On a l’impression de réfléchir, mais en réalité, on nous sert des pensées toutes faites³.

La question devient alors cruciale : l’ignorance volontaire est-elle un problème ? Après tout, chacun devrait être libre de se laisser porter par le flot de la modernité sans se soucier des conséquences. Mais l’histoire a montré que la docilité des masses n’est jamais anodine. C'est un sujet qu'on pourrait approfondir. J'e le ferai surement. J'y reviens un plus bas.


L’illusion du libre arbitre dans une démocratie passive

On pourrait croire que la démocratie protège contre l’aveuglement collectif. Après tout, chacun peut s’informer, voter, débattre. Mais si les citoyens se contentent d’accepter les récits dominants sans les questionner, la démocratie n’est plus qu’une façade. Tocqueville l’avait anticipé avec son concept de despotisme doux⁴ : un pouvoir qui ne contraint pas, mais qui infantilise, qui détourne les esprits par le confort et le divertissement plutôt que par la répression.

Spinoza l’avait déjà compris il y a bien longtemps : « Les hommes se croient libres parce qu’ils sont conscients de leurs actions, mais ignorent les causes qui les déterminent »⁵. Nous avons l’impression de faire des choix, mais ces choix sont souvent orientés par des influences invisibles – culture, médias, algorithmes, pressions sociales. Une dictature brutale impose ses idées par la force, rendant la résistance possible. Une démocratie peuplée de citoyens dociles, elle, n’a même pas besoin de réprimer : elle n’a qu’à orienter les désirs et les pensées pour obtenir un consentement total.

Face à cette démocratie où la pensée est prémâchée et les choix souvent illusoires, une autre question se pose : est-ce que réfléchir est encore un acte nécessaire, ou est-ce qu’on se complique la vie pour rien ?


En gros, l’imbécile heureux a-t-il raison ?

(Imbécile heureux : je ne veux pas être condescendant en utilisant ce terme. Il m’arrive de l’être moi aussi et plus souvent que je le pense.)

Nous avons tendance à mépriser ceux qui ne se posent pas de questions, ceux qui se contentent de vivre sans chercher à comprendre les mécaniques du pouvoir ou les nuances de la réalité. Pourtant, s’ils trouvent leur équilibre dans cette insouciance, n’est-ce pas une forme de sagesse ?

Le problème, c’est que l’ignorance n’est jamais totalement neutre. Ce ne sont pas les tyrans qui construisent seuls les dictatures, mais les foules qui acceptent de les suivre. Ce ne sont pas seulement les entreprises polluantes qui détruisent la planète, mais les consommateurs qui ne se posent pas de questions sur ce qu’ils achètent. Une masse docile et apathique, même bien intentionnée, peut devenir un outil de destruction bien plus puissant que n’importe quel oppresseur.


Sortir du piège de la pensée binaire

Aujourd’hui, le plus grand danger n’est pas le complotisme, ni la naïveté aveugle. C’est la disparition de la nuance. L’ère numérique tend à nous enfermer dans des postures absolues : soit on accepte sans réserve les discours dominants, soit on les rejette en bloc. Cette polarisation extrême ne laisse plus de place à la réflexion critique, celle qui permet d’évaluer une situation sans tomber dans un camp ou un autre.

Et nous contribuons tous à ce phénomène. Ce ne sont pas seulement les algorithmes et les médias sensationnalistes qui fabriquent cette polarisation : nous-mêmes, par nos réactions, nos indignations sélectives, nos biais et nos habitudes de consommation de l’information, renforçons cette mécanique. Même nos médias chéris, ceux que l’on croyait garants d’une pensée équilibrée, jouent leur rôle dans cette dérive. Radio-Canada, par exemple, se pose souvent en gardien de la bonne pensée : plutôt que d’encourager le débat, il lui arrive d’adopter une posture moralisatrice, définissant ce qui peut être discuté et ce qui doit être discrédité.

C’est peut-être là le dernier espace de résistance : garder la capacité de douter sans tomber dans la paranoïa, et de profiter de la vie sans sombrer dans l’aveuglement. Trouver cet équilibre est un défi permanent, mais c’est aussi ce qui permet de rester libre, non pas dans un sens abstrait, mais dans la seule liberté qui compte vraiment : celle de ne pas être prisonnier de sa propre pensée.


Références

  1. Harari, Yuval Noah. Nexus, 2024.
  2. Bernays, Edward. Propaganda, 1928.
  3. Cialdini, Robert. Influence et Manipulation, 1984.
  4. Tocqueville, Alexis de. De la démocratie en Amérique, 1835.
  5. Spinoza, Baruch. Éthique, 1677.
  6. Le Précepteur – Le déterminisme et l’illusion du libre arbitre (YouTube).
  7. Clément Viktorovich – La crise démocratique et la manipulation du débat public (YouTube).

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